Alexandre Koutchevsky © Samuel Fichet

(article de Alexandre Koutchevsky, membre du LAMA, pour le dossier «Constellation Folle Pensé », publié en février 2014 sur mouvement.net)

En 2001, à Saint-Denis, dans un café en face du Théâtre Gérard Philipe, nous discutons affaires avec Roland Fichet. Je commence ma thèse sur les formes théâtrales brèves et depuis quelques mois je suis de près les répétitions des Naissances.

Depuis deux ans, grâce à Roland, je découvre une compagnie de création contemporaine centrée sur l'écriture, le Théâtre de Folle Pensée. Étudiant en Lettres, je découvre cette sensation si particulière : le théâtre fait vibrer la littérature et tous deux, entrant en résonance, font vibrer l'existence, rendent la vie plus forte et plus belle, je ne peux dire plus simple.

Nous discutons affaires donc. Je dis à Roland que j'ai besoin de gagner ma vie pour mener ma thèse à son terme. Cette thèse sur les formes théâtrales brèves va parler évidemment de ce que j'ai vu dans les Naissances, mais pas que.

À cette époque, Folle pensée souhaite réaliser un bilan des Naissances, une analyse de cette aventure de théâtre de 10 ans. Je suis partant. Ça s'appelle « dramaturge ». Roland me dit : « on peut te faire un mi-temps de dramaturge à Folle Pensée. C'est ok ? C'est ok je dis », c'est parfait, mi-temps thèse, mi-temps Folle Pensée, avec recoupements incessants entres ces deux mondes. Ce sera ma vie pendant sept ans.

Ce que je n'avais pas prévu, c'est que Roland, que nous avions rencontré à l'université en atelier d'écriture en 1999, allait prendre très au sérieux le fait que nous étions de jeunes auteurs jouant leurs textes dans les rues de Rennes ou dans les salles de théâtre de la fac. Des jeunes auteurs, il en avait rencontrés d'autres, à Paris, à Bordeaux, au Cameroun, au Congo… Alors un jour que nous étions à Saint-Brieuc, Roland nous dit : « je crée un groupe d'auteurs, je vous commande des pièces, vous les mettez en scène, on crée tout ça à la scène nationale de Saint-Brieuc, et ça s'appelle Pièces d'identités. » Je me rappelle être resté légèrement interdit. Certes j'écrivais, mais je pensais que Roland me voyait plutôt du côté de ceux qui étudient la littérature des autres, je n'avais jamais supposé que quelqu'un puisse un jour me demander de sauter la barrière. Ce passage-là, cette confiance-là, ce risque-là : voilà une attitude que je n'oublierai jamais.

Il y a quelques mois, en juin 2013, je me suis à nouveau retrouvé dans ce café, en face du Théâtre Gérard Philipe. Mais cette fois-ci, douze ans plus tard donc, j'étais entouré de toute l'équipe de création du CDN de Thionville pour ma pièce Les Morts qui touchent. Alors j'ai pensé à Roland, à Folle Pensée. Reconnaissance.

 

L'effet style

Au cœur de l'aventure théâtrale avec Roland Fichet, il y a le laboratoire littéraire. Pour moi, pour nous, les auteurs des différents groupes Folle Pensée (Pièces d'identités et Lama), le cœur de l'affaire c'est bien ça : une question de style, de formes, de matériaux, de sens.

Dans ma thèse j'étudie les mécaniques d'écriture brève, j'y croise de nombreux auteurs mais plus particulièrement : Jean-Marie Piemme, Philippe Minyana, Noëlle Renaude, et Roland Fichet. Ceux-là s'y entendent pour écrire bref. Chacun à leur manière.

L'époque de la thèse est celle où j'écris mes premiers textes joués en public, celle où nous fondons Lumière d'août à Rennes, avec cinq autres auteurs issus de l'université et des Pièces d'identités. Il n'est pas étonnant dès lors que je sois influencé par le style des auteurs que j'étudie, et en premier lieu, celui de Roland. Puisque j'ai un auteur sous la main, analysons ses textes, discutons, me dis-je pendant sept ans. Mon attrait pour les formes brèves m'a très vite poussé à entrer dans la mécanique des phrases, l'analyse technique de création du sens et de l'émotion à l'échelle des mots.

Cette jubilation à saisir la mécanique ne m'a jamais quitté.

Dans l'écriture de Roland Fichet, l'effet boomerang et l'ellipse pudique m'ont très vite impressionné. L'effet boomerang, nommé ainsi par Roland, pourrait aussi s'appeler l'effet Cyrano, car à la fin de l'envoi, il touche. Qu'est-ce à dire ? L'effet boomerang consiste à retenir l'impact émotionnel et signifiant jusqu'au dernier moment, jusqu'à l'extrémité de la phrase (ou du texte, s'il est très court). Chez Roland Fichet, la musicalité du texte nous entraîne dans sa propre logique (1), nous éloignant ou nous rapprochant ponctuellement du sens véhiculé par les mots, pour mieux le faire resurgir au moment de porter l’estocade. L'événement final, bien qu’inattendu, impose son évidence. En jouant sur les sons, le rythme, le sens a plus de chance de passer avec l’effet boomerang. La percussion sera d'autant plus forte qu'on ne l'a pas vue venir.

On trouve ces effets largement utilisés dans les Micropièces ou les Petites comédies rurales (2).Mais au delà de ces formats courts, chez Roland Fichet il s'agit plus globalement d'une marque stylistique à l’œuvre à l'échelle de la phrase.

L'ellipse pudique consiste à laisser venir l'émotion la plus poignante sans la nommer directement, en ménageant sa place dans l'interstice des autres mots. Sa maxime pourrait être : Écris l'environnement propice à l'émotion et fais confiance au silence, au non-dit, pour trouver l'impact maximal. L'ellipse pudique est une science du toucher, de sa qualité d'impact, de l'endroit où ça touche. Pour moi, Yeux (3), représente une forme d'aboutissement simple et redoutablement émouvante de cette technique :

Je suis l'enfant qui a donné ses yeux à un petit Américain.

On ne m'a pas demandé mon avis.

Je ne suis pas très beau, excusez-moi.

 

Je peux dire aujourd'hui que cette façon de faire n'a jamais cessé de m'accompagner. Les Morts qui touchent (4), récemment créés par Jean Boillot, est écrit avec cette obsession de recherche de justesse dans l'impact. Bien sûr, au fil des ans, j'ai construit ma propre manière, j'ai choisi parmi les outils que j'avais repérés, j'ai construit les miens, j'ai forgé mon style, mon approche des mots, mon rapport spécifique à la distillation du sens et de l'émotion dans la phrase, dans le texte. Mais je sais que c'est au cours de mes années à Folle Pensée, dans la fréquentation concrète, pratique et quasi-quotidienne des questions littéraires et théâtrales, que je me suis forgé une bonne part de mes outils d'aujourd'hui.

 

1. « Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propres idées — car mon corps n’a pas les mêmes idées que moi. » Roland Barthes, Le plaisir du texte, Éditions du Seuil, 1973.

2. Micropièces, Théâtrales, 2006. Petites comédies rurales, Théâtrales, 1998.

3. Yeux, de Roland Fichet, fait partie des Micropièces.

4. L'Entretemps éditions, 2011.