Au Carmel, seule oh là là, très seule, oui égarée j'étais. Brebis. Ailleurs. Au dedans de moi ailleurs. Absente déjà en esprit, dans ce Carmel de Saint-Brieuc, parmi mes sœurs, ces garces olympiques. Saint-Brieuc, la ville aux trente-six clochés. Ça cloche, ça cloche. Une chatte, arpenteuse des toits, rôdeuse infatigable me soutenait (un peu) dans mon exil. De loin. Et aussi un écureuil malicieux.

Cinq ans. Oui, cinq ans. Je suis restée cinq ans au couvent. Ma peau jaunissait jour après jour. Pendant ces cinq ans, jour après jour, mon corps s'est effacé lentement sous ma robe de religieuse. Malgré le sport. Saloperie de sport. Ça cloche. Ça cloche.

Avec qui ai-je rendez-vous, ô Jésus ?

Seigneur, tu ne me suffis pas, c'est physique. Te percevoir par-delà le visible ? Sentir ta présence dans les saintes espèces ? Partager avec toi de… De l'amour, nous n'en avons jamais partagé. Tu ne m'as jamais effleuré, tant mieux, tant mieux. Mon corps meurt de faim. Se consume d'attendre oh là là oui mon corps ; ce n'est pas toi qu’il attend, ce n'est plus toi. Plus du tout toi. Ni mes sœurs par moi nommées garces olympiques tant le sport leur gonfle les narines. Tous les lundis matin, telles des juments emballées, elles courent sur la piste du stade Hélène Boucher. Toujours plus véloces que moi, les vierges lâchées sur l'asphalte ; je déteste ça, courir, j'ai trop de fesses et trop de seins. Des doigts délicats qui m'offrent des cerises, voilà ce dont je rêvais, ce dont je rêve.

Dans les vestiaires, dégoulinantes de sueur et de bonheur, les entendre pousser des hi, des ho, des quantités de petits cris devant les jambes de footballeur et les fesses de statue grecque de sœur Véronique, quel supplice ! Toujours la première sur la ligne d'arrivée, sœur Véronique, comme de juste. Sœur Véronique, la Hussein Bolt du couvent.

Des siècles et des siècles de christianisme donnent aux religieuses de véritables aptitudes à la course et au bonheur béat.

Une étrangère, j'étais, dans cette horde de femelles désertées. Au bord des larmes toutes les nuits et toutes les journées.

Ce sont deux balles de tennis qui m'ont mise sur le chemin de la Vaillante de Saint-Gilles Pligeaux. Ces balles rebondissaient sur la chaussée, j'ai lâché la petite cohorte de religieuses, je me suis élancée. Les deux balles ont été stoppées par un sac à main qui gisait là sur le trottoir. Les deux balles ! Incroyable ! À peine l'avais-je saisi, le sac, qu'une jeune femme me l'ôtait des mains. Avant de tourner les talons, elle m'a souri, a ouvert le sac, m'a tendu une photo. Au dos de la photo un nom de femme et le nom d'une localité des Côtes d'Armor : Isabelle Vaillant. Saint-Gilles Pligeaux.

Le hasard ne vous fait pas tous les matins le cadeau d'un telle révélation : la jeune fille sur la photo, ô Seigneur, c'est moi, c'est moi. Je murmurais, secouée : c'est moi, c'est moi.

Cueillie par la lumière une jeune fille en robe dans une clairière. La bénédiction de l'attente, l'apogée de la disponibilité immobile, la récompense.

Depuis des mois, ma seule prière c'était cela : que quelque chose se produise, que la lumière soit !

Et voilà, quelque chose se produisait. J'étais toute entière étonnement.

Merveilleuse vérité de ce corps de jeune fille appelé par la lumière.

Oh, les visages de mes sœurs ne respirent pas la débauche, loin de là, c'est le mensonge qui les ronge. Si la Vaillante les avait photographiés ces visages on aurait deviné sur chacun d'entre eux les stigmates de la rude lutte entre vérité et mensonge, le lent progrès du mensonge.

La Vaillante aurait crucifié les visages de sœur Marguerite, de sœur Élisabeth, de sœur Adrienne d'une branche de rosier épineuse. Dans la bouche de mes sœurs, combien de fois n'ai-je pas entendu les mots bonheur, joie, passion ? Mots-fétiches, exorcismes verbaux dérisoires pour conjurer la misère des jours et des nuits.

Tais-toi, Carmélie, tu blasphèmes, tu ne comprends plus rien à la vie spirituelle, un jour tu… Je quoi ? Tu verras.

DÉSIR. Voilà : désir. Sur la photo la jeune fille est toute entière désir immobile.

Je suis désir immobile.

Casse-toi, pauv'conne ! Elle a surgi dans ma bouche cette auto-injonction, inspirée par Carla Bruni. Casse-toi, pauv'conne !

Bon, ce qui serait bien, oh là là, ce qui serait top : un petit coup de pouce du destin pour m’extirper de cette réserve de femmes-monstres. Ou de vous, Seigneur. Allez, sois pas chien, Jésus, donne-moi un coup de main.

Miracle, le signe est survenu, indubitable : une crise d'urticaire. Une formidable crise d'urticaire. Des boutons partout, même sur les fesses.

« Ma pauvre fille, ton corps n'en peut plus, c’est quoi donc qui t'urtique tant que ça ? » Sœur Anne, notre robuste infirmière, vole à mon secours. Fille de la campagne, elle croit aux bouillies de plantes, aux grigris et aux formules magiques. Elle m'aime bien. Comme les paysans du siècle dernier, elle porte toujours dans sa poche un couteau, ce que lui reproche la mère supérieure, mais elle n'en a cure. Il vaut mieux être bien vu de cette fille-là.

Tu sais d'où je viens, Carmélie ? De Saint-Gilles Pligeaux, du côté de Corlay, pas loin de Saint-Nicolas du Pélem, par là-bas. Figure-toi, ma fille, que l'actuel prêtre de la paroisse c'est un Africain, un Béninois, sûrement un sorcier vaudou. Ton urticaire, en deux coups de cuillère à pot qu'il te le passe, j'en mets ma main au feu. Je te planque dans la cellule d'isolement pendant sept jours, enfin c’est ce que j’annonce, toi tu files à Saint-Gilles Pligeaux et même tu peux en profiter pour pousser une petite visite à tes parents dans le Finistère.

Saint-Gilles Pligeaux ; oh là là, Saint-Gilles Pligeaux, le nom de la commune inscrit au dos de la photo. Nouveau miracle ! Le ciel est avec moi. Saint-Gilles Pligeaux, Saint Conan, Saint Gildas, Saint Brandan, Saint Norgant, Saint Bihy, Saint Carreuc. Tous ces saints aux noms loufoques, une belle procession de phénomènes : Conan, Bihy, Brandan, Norgant, Carreuc, Gildas et Gilles se tiennent par la main et dansent la gavotte.

Tout un paysage, les prénoms. Le mien, je vais vous dire, vous ne me croirez pas : Carmélie. Carmélie ! Ça carillonne, Carmélie. Ça cloche ? Ma mère en tenait pour Carine (avec un "C"), mon père pour Amélie. Et hop, Carine-Amélie, Carine-Amélie pour la vie, vite devenu dans la bouche de mon petit frère Carmélie et ensuite dans la bouche de toute la famille. Carmélie. Mon sort était scellé.

Allez Carmélie, courage, prends la route pour Saint-Gilles Pligeaux, sa Vaillante et son prêtre vaudou.

Revêtue de ma tenue religieuse, la croix pectorale bien en évidence, je suis une auto-stoppeuse de choc et de charme. À peine en position sur la route de Quintin, à peine le pouce levé, un chauffeur de camion-laitier tatoué m'embarque.

Dans la cabine du camion, j'enlève ma coiffe pour aérer mes cheveux, la gaillard, émoustillé, tient à participer à ma libération sexuelle. Pour me pousser jusqu'à Saint-Gilles Pligeaux il fait un sacré détour et tout le long du trajet improvise un cantique de son cru.

Le sexe quoi / Le sexe quoi ha ha / Ha oui ha ça oui le sexe ha / sexe c’est / La boussole / Sait tout le sexe / Sait tout tout tout
Le cœur du truc le sexe /
Là, ça pousse, là ça pulse / Ça passe par là / Il est passé par ici / Il repassera par là / De tous les temps, la boussole, petite sœur, le GPS de tous les hommes, de toutes les femmes, l’instinct du saut / du saut dans la vie / la pulsion de génération / On survit grâce à quoi hein ? Grâce à quoi hein ? Grâce au sexe ha ha, c’est dans le ventre, c’est dans la tête, ça téléguide, c’est le secret le sexe, le seul secret / Le Rubicon, le Rubicon, petite sœur, franchis le Rubicon !

Il conduit de plus en plus vite, l’obsédé. Je serre les cuisses.

Abaisse le pont-levis !

Monsieur, monsieur, le virage, le virage, ahahahah… Oufff !

Picasso ! / Picasso par exemple / Il peint quoi Picasso hein ? Quoi qu’il peint Picasso ?
Que ça que ça que ça.
Regarde sur mon bras. Tu vois quoi petite bonne sœur ? Sur mon bras tu vois quoi ? Une chatte dessinée par Picasso ! De l’art !
L’ENFER, le sexe ? L’ENFER ? Ha ha le PARADIS, petite sœur. L’ENFER ET LE PARADIS.

J’hoquette quelques sons bizarres ; gnif gnif gnif gnif gnif hak hak hi hi puis je bredouille : Vous êtes un philosophe, monsieur, vous m’épatez. Vous connaissez des artistes ?

– Moi-même, petite bonne sœur, dans mon genre je suis un artiste.

– Vous ne connaissez pas d’artiste photographe ?

– Photographe ? Moi-même, je suis artiste photographe.

– Isabelle Vaillant ?

– Petite femme, bien foutue, joli visage, cheveux noirs, des yeux vifs, fume des cigarettes roulées, je la connais, je la connais. Même qu’elle habite dans ce bled : Saint-Gilles Pligeaux. Vous pistez la belle Isabelle, ha les bonne sœurs, toutes des… Adressez-vous au café Le Gwen ha du. Une amie à elle, la jeune femme qui tient ce café.

Le ciel s’assombrit. Temps de neige, pronostique le Tatoué.
Le camion me débarque devant le presbytère. Une petite merlette sautille devant la porte.

Absent le prêtre venu de l’envoûtant Dahomey. En voyage pour quelques jours. Reviendra à la fin du mois. La vieille femme qui m’informe est Noire, sans doute la mère du sorcier, elle-même sûrement sorcière vaudou, prêtresse de la lune.

Il y a de beaux potagers dans ce village, et des vieux bretons qui élargissent le temps à petits coups de bêche et de faucillon.

Je franchis le seuil du Gwen ha du. Et vlan ! tout de suite me saute aux yeux le visage extatique d’une jeune femme. Doux Jésus ! Deux doigts sur les lèvres tentent de retenir le cri qu’exhale la bouche entr’ouverte. La tête renversée et les épaules blanches reposent sur un drap aux mille plis, glissent dans le plaisir, s’enfoncent dans la masse noire des cheveux et de la nuit/jouissance.

Une voix à côté de moi : « C’est la photo d’Isis qui vous saisit ainsi ? »

– Isis ? Je cherche Isabelle Vaillant.

– Vous l’avez trouvée, c’est un auto-portrait d’Isabelle Vaillant.

Je veux bouger mais mon corps résiste, hypnotisé.

– « Aucun mortel n’a encore soulevé mon voile ». Vous vous souvenez de la phrase de la déesse Isis ? Elle est gravée sur sa tombe, près de Memphis. « Aucun mortel n’a encore soulevé mon voile. »

– Jamais entendu cette phrase. Moi aussi je peux dire : « Aucun homme n’a encore soulevé mon voile. »

– Isabelle Vaillant taille dans le voile de petites fenêtres, elle y parvient. Ses photographies ne montrent-elles pas cela ? Des êtres, des corps, des membres, des objets qui trouent le voile, qui émergent par fragments.

– Quel voile ?

Marie ne répond pas (C’est son prénom, Marie, le prénom de la tenancière du bistrot). Elle enchaîne : « Derrière le prénom d’Isabelle sont tapis deux prénoms : Isis et Jésabelle. Ne parvenant pas à se mettre d’accord, sa mère et son père ont contracté Isis et Jesabelle en Isabelle.

– Étonnant ! Mon propre prénom Carmélie…

Marie ne m’écoute plus, elle m’entraîne dans la salle de billard. Cinq photos de la Vaillante, des photos de lieux frappés de stupeur sont exposées sur des murs dans la salle de billard. Des photos en noir et blanc : manteau suspendu, escalier flottant, sacs de jute noués, pièce métallique rouillée… des objets orphelins nimbés par endroits de lumière blanche, des fantômes de notre temps. Qui viendra encore rôder dans ces lieux désertés ? Dernière caresse avant l’oubli ?

– Les premières photos d’Isabelle que j’ai vues, des photos de petites filles qui sortent du bois de l’enfance le regard grave m’ont tellement émue.

– Vous êtes une drôle de tenancière de bistrot.

– Et vous une drôle de religieuse, vierge furieuse. Je tiens un café/épicerie et j’écris des récits. Rien d’étonnant. J’ai aussi écrit des légendes décalées pour certaines photographies d’Isabelle mais je n’ai pas encore osé les lui montrer.

– Rien d’étonnant ?

– La campagne aujourd’hui, Carmélie, c’est un grand atelier, une résidence d’artistes sans frontières. Il n’y a pas que dans les photos d’Isis La Vaillante – j’aime l’appeler ainsi : Isis la Vaillante – que les contours flottent, tout flotte ici, les métiers, les identités, les styles de vie : le boulanger de Mellionnec est cinéaste, le menuisier de Saint-Nicolas du Pélem est musicien, des agriculteurs de Trémargat, Lanrivain, Bothoa sont sonneurs et chanteurs, le plombier de Maël Carhaix est peintre.

Après une bonne bière celtique, Marie m’a poussé dehors et nous courons maintenant dans la neige. Il neige depuis ce matin, précisément depuis le moment où j’ai échangé quelques mots avec la vieille africaine du presbytère. Elle crie : « Que cherche l’œil d’Isis la Vaillante ? Quel voile tente-t-elle de soulever ? »

Marie ! Marie ! Marie est là-bas, debout, toute droite, près d’un châtaignier. Devant moi, l’empreinte de ses pas dans la neige. Je mets mes pas dans ses pas. Elle se retourne à demi. J’admire son beau visage d’indienne du Finistère, rougi par le froid, malicieux sous la capuche.
Parvenue à sa hauteur, je dépose un baiser léger sur ses lèvres.
Elle rit.
Marie pivote sur elle-même tournoie, virevolte. Je l’imite comme je peux. Dans une clairière toute blanche nous dansons. Elle chante une comptine, me provoque : « Échangeons nos vêtements. » Oh oui, oh oui. Nous ôtons nos vêtements, nous dansons, nous lançons dans les airs parkas, robes, chemises, chaussures, chaussettes, petites culottes…
Nues. Oui, nues, blanches et nues sur la neige, vêtues seulement de flocons luminescents.
Si Isis la Vaillante était là, cachée derrière un arbre, nous serions pour elle une belle matière.
« Aucun mortel n’a encore osé soulever mon voile. »

Toute la soirée dans sa maison, au coin du feu, Marie creuse pour moi des sillons dans le mystère. Chaque photographie d’Isabelle est une fenêtre, dit-elle. Tu n’as pas besoin de la rencontrer, regarde ses photos. Le voile d’Isis signale le secret qui unit l’homme et la femme, mais n’oublie pas qu’Isis transforme ; elle détient le pouvoir de transformation.

Dans mes rêves, toutes les nuits de la semaine suivante, je me vois sortir de l’eau, petite fille nue qui émerge, les yeux encore clos. La jeune fille qui dort en moi remue, je la sens.

« Marie, je veux toucher Isabelle, toucher sa peau, j’en ai besoin. » Marie me taquine : « Tu es la sœur de Saint-Thomas. Toucher ? Tu veux la toucher ou tu veux qu’elle te touche ? Si tu me touches, Isis, je serai guérie. » Au bout d’une semaine, Marie m’annonce enfin que nous partons à Saint-Brieuc. Nous avons rendez-vous avec Isabelle, youpi !

Patatras ! à Saint-Brieuc, Isabelle, ô méchante, ô anguille photographe, vient de prendre le train pour Paris. Ça cloche. Ça cloche.
J’ai envie de pleurer.
Nous errons dans Saint-Brieuc. Nous buvons du vin blanc et mangeons du saucisson au café Rollais. Je veux partir moi aussi pour Paris. Nous remontons vers la gare. Nous croisons Alexandre Solacolu. Il se présente, nous assure qu’il sait qui nous sommes « Vous êtes Marie et Carmélie. Entrez dans ce lieu d’exposition. Vous y serez comme chez vous. »

Jamais l’expression « une porte qui s’ouvre » n’a eu pour moi le sens violent qu’il prend dès que je franchis le seuil de la galerie : quatorze photographies de jeunes femmes nues dans la neige, qui jettent en l’air des vêtements. Les vêtements volent parmi les flocons de neige.
Isabelle, tu es une sorcière.

Le lendemain, sœur Anne me téléphone : « Notre mère supérieure me demande comment va ton urticaire ? Elle veut savoir si tu es en état de sortir de la cellule d’isolement. »

Carmélie — 21 janvier 2013