Couverture du livre Terres promises

 

(Extrait de « Terres promises » de Roland Fichet, Éditions Théâtrales, 2000, Acte 1 / pages 13 à 25.)

 

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1.SEDUCTIONS

Sören Lavik embrasse son décor, sent l'univers qu'il a sculpté, hume l'ambiance, se prépare... Monsieur Pierre se manifeste. Léa V.Caloume entre. Elle arrive de Beyrouth. Sören Lavik s'efface.

Loume. - Pas de problème personne ne l'a violée. Elle fait bien attention elle repère le scélérat sous les traits du vieillard distingué avec une plusieurs décorations. Elle est pas bête Léa V.Caloume la guerre elle connaît et les hommes ! Alors la voilà la Demeure-Aux-Quarante-Jardins elle est grande elle est belle ! Il leur faut du temps et de l'instruction pour parvenir à un haut degré de méchanceté le machiavélisme par exemple ils atteignent des sommets... sur le tard ! Méfiez-vous des vieux ! Léa V.Caloume ne s'est pas méfiée Manuel Cabarone El Kner l'a humiliée pour lui elle a tant fait ! C'est ici que Léa V.Caloume va vivre elle va répéter toute la journée pour se rassurer : quelle magnifique demeure ! Il n'y a vraiment personne ou quelqu'un qui est caché qui m'entend ? Il y a toutes les âmes qui m'entendent un peu de tranquillité ne fait pas de mal. Dans la ville d'où elle vient très loin au bord de la Méditerranée le taux de nocivité d'un chrétien est équivalent au taux de nocivité d'un musulman jamais ça s'annule ça s'additionne c'est ça qui est dommage. Il y a deux moyens de s'élever au-dessus du malheur grandir beaucoup beaucoup devenir une princesse très haut dans le ciel ou diminuer les autres les réduire à sa merci aucun moyen n'est à la portée de Léa V.Caloume elle a fui elle est parvenue jusqu'à la Demeure-Aux-Quarante-Jardins elle ne croyait pas qu'elle existait Monsieur Pierre lui a dit qu'elle existait. Elle dit ELLE en parlant d'elle. Elle ne sait pas parler d'elle autrement elle est schizophrène.

Sören Lavik survient.

Sören Lavik. - Comment peindre l'herbe ? Vélasquez peint les cheveux avec la tête il peint la tête poussant les cheveux et les cheveux tirant la tête vous comprenez ? Pour l'herbe il faut peindre la terre qui nourrit l'herbe en même temps que l'herbe vous comprenez ? C'est comme un cheval qui pousse ou des cheveux sur une tête Vélasquez le savait Constable aussi. Vous vous rappelez "the leaping horse" le cheval qui saute ? Comment peindre ce qui s'élève en nous ? Il y a quelque chose qui est caché et quelque chose qui est montré dans la peinture comme dans toute vie. Bienheureux peuples où l'art et la vie se touchent les pouces se croisent les doigts et les décroisent pas pour jouer le mystère du monde pas pour le saisir pour en jouir. Il y a quelque chose qui est caché et ce qui est montré c'est de l'invisible vous comprenez ? Vous savez ici les dents poussent les bouches s'ouvrent les oreilles et les nez se creusent ça inspire. Vous savez ici c'est vous moi n'importe quel homme ou quelle femme seul dans une pièce. Une fois seul dans la pièce ce qui est en dehors tombe par terre et qu'est-ce qui reste ? Intéressant à peindre ce qui reste : un homme mûr dans des langues par exemple ou la voix de Monsieur Pierre murmurant MON FILS TU VIS DANS UN SOURD DESESPOIR. Vous vous rappelez ? Peindre cette vois le grain de cette vois et en la peignant peindre aussi ce qu'elle dit. Est-ce que vous vivez dans un sourd désespoir madame ?

Loume. - Est-ce qu'il faudra faire la cuisine ? Je n'aime pas faire la cuisine. Dans cette ville bourrée d'otages et de sacs de sable elle ne faisait jamais la cuisine c'était un petit Libanais bon cuisinier bien content de servir une Française. Elle a un nom comme les américains : Léa V.Caloume comme John F.Kennedy ou Francis S.Fitzgerald le V. c'est un deuxième prénom : Violette. Léa Violette Caloume c'est trop. Tout le monde dit Loume ça raccourcit beaucoup Loume c'est mignon.

Ana Teryadi dit la Yorre de Putra entre. Elle arrive de Roumanie via Paris.

La Yorre de Putra. - Si vous m'offrez à manger offrez-moi de la viande. Ils ont envahi le siège du parti réclamé du pain chanté des chansons j'ai chanté avec eux c'était joyeux. Le troisième hiver sans chauffage sans électricité sans essence tout est fourni en toutes petites rations dans toutes les bouches il n'y a que des dents serrées qui ne serrent plus de viande c'est du gras de porc des pattes maigres des abats de poulet il faut tout jeter c'est plein de merde le beurre a disparu. Si vous m'offrez à manger offrez-moi un rôti de bœuf ou des côtes de mouton grillées je vous en prie. Mon père était très francophile la France ! la France ! Il disait toujours ha la France ! Là-bas vous pouvez vous acheter des enfants mais une tasse de café impossible.

Elle regarde Loume.

O l'admirable anatomie ! Quand ce Français a dit ça dans mon pays je venais de traverser les Carpates avec les enfants j'étais épuisée en guenilles j'ai pensé qu'à Paris on avait du regard pour les anatomies. Je suis ventriloque aussi j'ai dit. Je suis partie avec lui j'ai abandonné les enfants ils n'étaient pas à moi.

Loume. - Elle vient de loin elle aussi.

La Yorre de Putra. - Comme vous êtes drôle ! Ce qui en France m'a tout de suite mise en émoi c'est la salacité des hommes. On se sent compromise. Tout de suite j'ai vu ça dans les yeux de Monsieur Pierre et après les mains des hommes tenant des verres dans les cabarets ou portant des drapeaux j'ai eu peur les mains des hommes qui allument des cigarettes caressent des boules de billard pointent des cannes brandissent des cierges sortent des stylographes offrent des roses. Ils en plus à Paris les hommes des mains que partout dans le monde elles ne servent qu'à une chose : affoler. J'ai eu peur et j'ai eu envie j'ai eu envie... Ces mains que j'ai prises et que j'ai adorées je suis allée les chercher jusque dans les églises.

Sören Lavik.- Soyez la bienvenue dans la demeure de Celui qui vous a distinguée. Vous aussi princesse.

La Yorre de Putra. - Alors c'est vraiment ici. C'est drôle. Très drôle.

Loume. - Elle se méfie. Tous mes amis sont des salauds elle se prend pour Marie-Antoinette elle croit à la métempsychose elle est schizophrène. - Tiens elle a dit tous MES amis sont des salauds elle se prend pour Marie-Antoinette elle aurait dû dire tout SES amis sont des salauds je me prends non elle se prend... elle est déjà en voie de guérison... déjà ! alors il suffit d'arriver ici. - Ils n'ont rien de plus pressé que de devenir des salauds on les paye pour ça. Les gens deviennent des salauds volontairement avec joie ça rapporte beaucoup ça doit être dans les chromosomes la capacité à devenir un salaud doit faire partie du programme génétique. Le déséquilibre est devenu tellement grand qu'elle a cru basculer. Ici c'est le bord du précipice ? Est-ce qu'ici c'est le bord du précipice ? Elle n'est pas d'accord avec ce qu'ils disent de la schizophrénie elle la connaît de l'intérieur le monde entier est dans Léa V.Caloume Léa V.Caloume est une toute petite personne pourtant le monde entier l'habite. Dans la ville d'où elle vient les gens se battent pour fournir des images à la télévision.

Sören Lavik. - Le vieux Swift nu devant son miroir ne devait plus voir qu'une condensation de lui-même d'une pureté rare et il murmurait : pauvre vieillard ! Le vieux Swift était beau tout entier disponible tout entier dans le regard de l'artiste vous comprenez ? Avez-vous senti madame votre disponibilité toute fraîche ? Ici c'est un pays qui se repose.

Loume. - Non elle n'a rien senti elle ne sent rien.

La Yorre de Putra. - Ça vibre je sens que ça vibre c'est la passion qui frémit n'est-ce pas ? C'est bien de dire ça ? La passion dans les choses qui frémit non ? Ce qui en France m'a tout de suite mise en émoi ce sont les banquette de métro tellement douteuses et le frotti-frotta incessant dans ces wagons souterrains. J'ai aimé ça. Assise ou debout on se sent compromise. Sans les virages j'aime rebondir contre ce mur de bides - on dit bides n'est-ce pas ? - et sentir les cuisses des petits fonctionnaires me ventouser timidement je soutiens leurs regards inquiets et quelque fois l'un d'eux ose me peloter le cul. J'ai aimé ça pour rire et parce que c'est Paris. Paris c'est ça. Même un avec trois couilles j'ai vu - on dit couilles n'est-ce pas ? - à Paris on peut trouver ça. Il était temps de fuir grand temps dès demain dans mon pays c'est la boucherie les gens ont froid faim ils disent pour que ça change il faut du sang ils grognent ils blasphèment les Roumains ils vous cassent la figure pour un bout de pain les cimetières sont les les seuls endroits tranquilles. J'ai très vite des fourmis dans les jambes. Monsieur Pierre m'a arraché à ma bande d'enfants.

Sören Lavik. - Vous vivez dans un sourd désespoir madame. Vous avez quitté votre uniforme de Roumaine ou peut-être avez-vous des quantités d'uniformes que vous ne pouvez quittez vous en changez tous les jours pour vous tromper vous-même ou simplement pour ne pas devenir un soliveau à la dérive. Abandonnez vos uniformes madame.

La Yorre de Putra. - Vous le dites bien. Vous le dites si bien. C'est beau comme vous le dites et vrai. J'ai vécu dans la peau d'un jeune homme au monastère de Putra en Moldavie je suis entrée déguisée en garçon à l'âge de douze ans une idée de mon père mes seins m'ont trahie j'ai été jetée dehors. Je suis devenue femme facile très peu de temps et Roumaine exemplaire plus longtemps fausse paysanne dans une ferme pour touristes. J'étais une femme qu'on visite. J'avais un long manteau vert sale quand je n'étais pas Roumaine typique.

Sören Lavik. - Ici vous êtes chez vous.

Loume. - C'est à cause de la parole des autre qu'elle est malade à cause de la parole heureusement la maison est grande.

Thomas Kelvin entre. Il arrive d'Irlande.

Thomas Kelvin. - J'ai dit à mon confesseur : je suis né Irlandais je vis en Irlandais et je mourrai en Irlandais j'aime la bière rouge qui mousse et qui fait pisser il m'a répondu : vous n'avez aucune ambission Thomas Kelvin est-ce que le Polonais qui occupe le Saint-Siège passe sa journée à proclamer qu'il est Polonais qu'il boit de la Kwass Russe ? soyez mondial nom de Dieu au moins européen ! vengez-nous ! J'ai lâché mon presbytère de Omagh dans le Tyrone mes grenades tout mon matériel de combat j'ai couru me recueillir sur la tombe de mon frère Matthew mon frère martyr ! mon frère enterré dans le ghetto catholique de Bogside à Derry ! j'ai passé la frontière filé chez mon père au village de Buncrana dans le Donegal le Vieux m'a donné sa bénédiction. A Dublin le psychanalyste mystique Sean O'Leary m'a arrosé d'eau bénite et de bière je n'avais jamais bu de spéciale hollandaise à la cerise une trappiste ! il m'a dit : va t'installer à Avignon la ville des papes. Je suis l'envoyé de Sean O'Leary et de Dieu.

Sören Lavik. - Être le grand chef de la mascarade de sa propre vie voilà où passe l'énergie voilà le vrai but des hommes. Comment voulez-vous peindre l'herbe qui pousse un cheval qui saute ou une femme qui pleure si votre souci c'est d'être le grand chef de la mascarade de votre propre vie ? Vous la voyez celle qui vient vous la voyez ?

Abelle Gorn entre. Elle arrive d'Allemagne via Carcassonne.

Abelle. - Donc me voilà. Il faut être fille de pauvre pour se faire mal au corps à ce point-là ou Bretonne. Je suis fille de pauvre et Bretonne vous imaginez à quel point je suis capable de me faire mal vous imaginez. Mes souliers sont crevés quand je marche je suis une vraie machine.

Loume. - Elle est grosse.

Abelle. - Les maigres marchent plus que les grosses ? Les maigres ne marchent pas plus que les grosses je m'excuse. D'abord je ne suis plus grosse. Pourquoi je suis en Allemagne quand ça se passe et que personne vient me dire il a été tué pourquoi je suis à Gelsenkirchen ? C'est pas Allemagne que je vais maigrir. Maintenant c'est fait. C'est pas bon non plus ce qui m'est arrivé d'un coup le ventre qui a lâché et tout qui s'est mis à couler jusque par les yeux.

Thomas Kelvin. - Je salue en vous une sœur.

Abelle. - Dans les fermes ça m'a pas déplu de brasser le manger des vaches et des cochons ça m'a pas déplu ces gros mélanges avec du son de l'eau des patates cuites la chaudière à patates elle sent fort et elle fume. Des fois j'en mangeais des patates pour les cochons comme ça une grande goulée de patates chaudes qui s'écrasent dans la main. Dans cette région noire y a quand même de très grosses patates de vraiment grosses patates que ça m'étonnait ! J'étais contente chez Klaus Geitel dans la contrée de Gelsenkirchen bien débarrassée de la cuisine française et des patins sous les pieds de cette madame Lombardo de Dijon que j'espère jamais revoir... et c'est elle qui m'envoie Monsieur Pierre... C'est ce creux dans l'estomac ce trou profond ce trou-là à six heures qui me met dans un état de bonbonne là je ne suis pas intelligente ni belle ni savante là je suis dans la honte là je pense jamais de retour en Bretagne je ne pourrai pas. Je cherche une histoire une invention dans ma tête des imaginations avec mon homme mais rien à faire à cette heure-là la tête est bloquée à cette heure-là il faut manger. Même grosse j'étais pas moche une telle bonne santé ! Je crachais sur cette Lombardo qui m'avait jetée dehors et en même temps que mon homme fourré en prison peur de mon homme sans doute et c'est par elle que Monsieur Pierre... Ce creux à l'estomac à six heures il est vraiment tellement creux faut bien le combler sinon je peux jamais travailler ni tenir le coup. Bien sûr j'étais énorme mais pas si moche. Un enfant très lourd jamais venu et chéri jamais mûr lourd très lourd ce creux douloureux qu'on porte ce creux à six heures tous les jours enceinte tous es jours et quand il est venu rien vraiment enceinte de rien et de personne. Monsieur Pierre m'a pistée jusqu'aux abattoirs de Gelsenkorchen. Pour le désossage ils m'ont trouvé assez bonne et travailleuse là le boucher en chef m'a rendue une chienne de travail.

Loume. - Son homme est mort.

Abelle. - Une automobile de sport il a volé mon homme il a roulé à tombeau ouvert sur la route Carcassonne il a foncé droit dans le barrage des flics et une des deux balles à traversé la tête la deuxième. Comment ils savent que c'est la deuxième ? Sans rien sur moi rien de rien je suis partie des abattoirs de Gelsenkirchen vers Carcassonne j'ai mis cinq mois de viande froide et de carcasses derrière moi rien trouvé pas une trace.

Thomas Kelvin. - Sean O'Learu a vu le Premier ministre d'Angleterre lâcher sir de jeunes juments vierges des étalons fort membrés le Premier ministre riait se tapait sur les cuisses. Sean O'Leary l'a vu il est temps de réagir. Je lèverai la croisade des peuples offensés nous entrerons à Rome je serai élu pape nous nous battrons tant pis s'il y a des morts. J'aime ça. J'aime les révoltes des humiliés contre les étalons déchireurs de vierges.

La Yorre de Putra. - Vous venez pour la dernière addition moi aussi. J'attends calmement la dernière addition j'ai payé trop souvent ça ne m'a pas arrêté. J'ai senti ici que ça serait la dernière addition très salée mais qu'avant je pourrais consommer rubis sur l'ongle. Avez-vous rencontré Monsieur Pierre ? (à Thomas Kelvin) Avez-vous rencontré Monsieur Pierre ? (à Loume) Avez-vous rencontré Monsieur Pierre ?

Loume. - Maire-Antoinette a été guillotinée. Après son âme mutilée de la tête s'est glissée dans le corps d'un guerrier Sikh pour se remettre d'aplomb. Les Sikhs refusent la caste brahmanique pratiquent la fraternité universelle ça change Marie-Anoinette.Corind Dev c'était le nom du guerrier Sikh se souvenait sans le savoir de Mirabeau : il avait des dons d'orateurs ! ah ! Mirabeau ! si elle avait été reine ! Elle est la reine ! Gorind Dev est tué en 1849 au Penjab par les anglais l'âme se sauve dans une antilope. Pour se reposer elle court dans le steppe africaine elle est blessée à la tête par le premier colon autrichien elle se réfugie dans la peau d'une paysanne du Cantal Bernadette Acajon. Marie-Antoinette rencontre le peuple enfin ! Bernadette Acajon tombe d'une charrette à l'âge de 87 ans et se rompt le cou. En 1947 Loume naît une première fois dans le corps de sa sœur aînée meurt à l'âge de dix ans naît une deuxième fois à Beyrouth.

Thomas Kelvin. - Monsieur Pierre m'a fait traverser le Rhône. Il m'a conduit jusqu'à la Demeure-Aux-Quarante-Jardins. Du haut de a tour j'ai vu en face le Palais des Papes de là je l'ai vu vraiment immense ! Je me suis aspergé d'eau bénite. Dans toutes les grandes circonstances de la vie ma mère m'a aspergé d'eau bénite : la naissance l'entrée au séminaire la première bagarre le permis de conduire. Dans tous le autres grandes circonstances de la vie je me suis aspergé moi-même. Ici je ne sais pas ce qu'ils boivent. J'ai une vocation pontificale le psychanalyste mystique Sean O'Leary me l'a dit.

Sören Lavik. - Vous parlez-vous à vous-même monsieur ? ou êtes-vous sourd ? Moi aussi je me parle à l'oreille devant tout le monde. Je suis venu ici pour m'entendre et vous entendre. IL FAUT RENDRE LA VIE PLUS LÉGÈRE. Jonathan Swift vieux fut admis dans l'hospice qu'ai avait fondé jeune : il passait ses journées à se considérer dans un miroir et au terme de sa contemplation on l'entendait murmurer : pauvre vieillard ! Est-ce à cela que nous sommes invités ? Réfléchissez-y monsieur. Tous ici se contemplent dans dans un miroir et ils en ont le droit car aujourd'hui ils existent.

Thomas Kelvin. - Je contemple le monde. Mon miroir c'est le monde. Par les yeux mutilés de Jean XVI je vois les dix siècles du deuxième millénaire qui se couchent à mes pieds comme des chiens puants. L’Église devient formidablement puissante garce et sainte. Il ne peut pas les voir les siècles qu'il ouvre assit sur son âne Jean XVI il les sent. Jean XVI franchit l'an mille tout nu sur son âne assis à l'envers la queue de la bête dans la main Je te salue Jean XVI. Il le devine terriblement le nouveau millénaire. La foule le hue et le fouette en cadence il expie les fautes de cinquante papes fornicateurs. Ils ont conquis la moitié du monde à coup de guerres et de meurtres de prévarications. De fameux guerriers de Dieu ! L’Église est devenue formidablement puissante, ils ont fait un sacré boulot ! tout l'occident est chrétien sauf un bout de l'Espagne l¨Orient avec sa couleur orientale ses rites orientaux se tient solidement dans le concert chrétien les grecs aussi. De ce jean XVI tout nu puissant humilié je suis l'héritier moi Thomas Kelvin Premier venu en Avignon pour être le pape accoucheur du troisième millénaire. J'irai à Rome ! Par les yeux de Jean XVI je vois dix siècles de papes armés jusqu'aux dents. Ils les ont blanches les dents pontificales et carnassières. Ils sont terribles un jour monstres de puissance torturés le lendemain toujours sur les barricades chrétiennes ! -Donnez-moi à boire ! - J'aime les papes prophètes mutilés parce que prophètes. J'aime les hommes.

Loume. - Tout est parlé mais rien n'est dit manque à jouir manque à jouir ! elle sait elle est schizophrène elle aussi veut être aimée.

Thomas Kelvin. - J'aime les hommes.

Lazare entre. Il est aveugle. Il arrive d'Afrique.

Lazare. - Aimer les hommes on ne peut pas j'ai tenté le coup on ne peut pas. Ceux qui sont tout près on peut les aimer par intermittences par bouffées mais ils sont tellement agaçants ceux qui sont loin qu'ils crèvent. D'ailleurs ils crèvent par milliers par millions ça n'empêche personne de forniquer. J'ai fui dans le désert. J'ai plongé dans le vertige en serrant une moto entre mes cuisses il n'y a pas d'amis il n'y a pas de traîtres en puissance ceux qu'on ne connaît pas ne comptent pas même votre père n'est pas votre ami méfiez-vous de lui. Je voulais des plages immenses qui ne finissent jamais je suis allé les chercher au fond du désert.

Thomas Kelvin. - Mon fils tu vis dans un sourd désespoir.

Lazare. - J'ai suivi de très millénaires pistes de chameaux j'ai traversé les gorges de l'Adrar des Ifogas j'ai parlementé avec des guerriers Touareg au pied des murailles de Kidal. Ils surveillent les carrefours invisibles : Algérie Lybie Niger... Les regards des Touareg se croisent au-dessus de mers de sable ils ont une longueur de regard interdite aux européens perdus. Ma kawasaki m'a propulsé au-delà de la vie proche du monde des esprits très proche j'ai navigué sur des montagnes mouvantes j'ai négocié plein pot toutes les courbes. Ce n'était pas une course vers la folie au-delà de la douleur la jouissance est nouvelle puissante ! J'étais ivre de plaisir en entrant à Tamanrasset j'ai jailli soudé à ma moto la vitesse l'angoisse s'enlaçaient j'ai vu des choses. Je n'ai pas martyrisé mes fesses pour rien j'ai vu des choses. Je ne sais pas où se trouve le nord je le sais toujours la nuit je suis les étoiles. Je veux franchir tous les murs seule la douleur crève le mur. De l'autre côté du désir le DIVIN. Qui êtes-vous maudits humains qui êtes-vous ? Où es-tu toi qui m'a brûlé au fer rouge ? Dois-je les tuer tous ou les vendre ? Dois-je les manger ?

La Yorre de Putra. - Vendre je sais ce que c'est. Dans les montagnes de Transylvanie j'ai flairé la trace des enfants. Comme ventriloque une bande d'enfants m'a adoptée. Je m'en suis occupée. J'en vendais un de temps en temps à un Belge un Français ou un Italien pas aux Américains ! Les trains sont bondés jusque dans les toilettes boueux avec des canards des dindons tu vois dans les gens l'envie de les tuer de les bouffer quelque fois ça passe. Impossible de regarder à travers les vitres tellement sales ! J'accompagnais mes enfants au lieu du rendez-vous une dernière fois c'était Brasov. Brasov est une belle ville nous allions en train à Brasov.

Loume. - Ici les dents poussent les bouches s'ouvrent les oreilles et les nez se creusent n'est-ce pas ?

Sören Lavik. - Vous avez des oreilles pour entendre c'est bien.

La Yorre de Putra. - Avec ma bande d'enfants pour manger j'ai volé un porc en dessous de Petrosini. Avec Grigore Corneliu Miron Ana Dimitrie. On a ri beaucoup ri. Nous l'avons tué découpé comme des bouches il était fameux. Il y a tellement de personnes qui fouillent les poubelles il n'y a plus rien dans les poubelles. J'ai pêché des poissons dans un lac les enfants savent tout faire la faim rend malin ou fou j'ai vu un pope bénir un saucisson. Je suis venue en France je me suis évanouie en arrivant à Paris. Je suis une femme sur le chemin. Avec les enfants on buvait on jurait on jouait ils me caressaient. Qui va garder mon troupeau d'enfants ?

Lazare. - Il y a un infini divin au-delà du sens. Dans le désert tu passes la ligne. Le soleil fulgure les pierres éclatent les Touareg apparaissent derrière les dunes de vraies apparitions. Les mots s'évanouissent. Tués par le soleil. Exténués. Je vois le plateau Adrar Ouezzeine à la porte de Tanzrouf je craque. Je suis à bout de forces. Une très vieille négresse ravinée masquée de poussière rouge ce plateau. Une négresse qui n'a plus de larmes depuis des siècles qui garde les yeux fermés. Je roule sonné. Je cherche la piste de Boughessa je tombe. Des pylônes se dressent des temples des obélisques un phare m'éblouit je vogue sur une mer hérissée de colonnes au sommet de ces colonnes des hommes aux longs cheveux vocifèrent. Une rage de dents me réveille. Une bonne rage de dents a raison des rêves les plus érotiques. A côté de moi une Touareg répare ma moto je n'en crois pas mes yeux. Il m'a demandé de l'argent il est monté derrière moi sur la moto nous avons roulé pendant cinquante-deux kilomètres j'étais sauvé. Dans le désert quand il est descendu de la moto il avait les pieds ensanglantés les épineux et les cailloux avaient déchiré ses pieds nus je ne savais pas je n'avais rien vu il n'avait rien dit pas un mot il est reparti sur ses pieds ensanglantés.

Loume. - Elle aussi elle aussi ses pieds ont saigné. Il y a un gitan à Beyrouth pour ce gitan elle voulait rester otage elle était d'accord personne n'a voulu. Un gitan orgueilleux il passe dans tous les quartiers avec son âne et ses deux chiens il chante il chante Manuel Cabarone el Kner il danse il chante le flamenco elle aime le flamenco elle n'aime plus Manuel Cabarone el Kner le faussaire le gitan arabe le flamenco sur la souffrance il l'a humiliée il est mort en chantant il l'a ensorcelé avec sa musique andalouse c'était rapide rythmé ce qu'il chantait elle dansait Monsieur Pierre l'a désencorcelée de Manuel Cabarone el Kner il est mort. Elle aussi ses pieds ont saigné sur ses mains sur son ventre partout des stigmates.

Lazare. - Ah ma chute ! mon dérapage incontrôlé dans le noir gluant dans l'ombre molle lisse comme une fourrure. Elle dansait ma moto et le singe lui aussi dansait. Un singe rapide comme l'éclair danse devant ma moto il est aussi rapide que moi il dit : tout est préparé les femmes accroupies ont disposé sur le sol les poivrons les poissons séchés le riz les aveugles leurs guides les poliomyélites leurs cannes les bateliers ont amarrés les pirogues je tombe pour la deuxième fois. Je me réveille le singe est toujours là. Gao capitale de l'empire Askia m'ouvre ses bras des nuées d'enfants me tripotent ils me vendent de l'essence ils me vendent Eicha pute souverain ils me vendent de l'or des villas ils me dépouillent je n'ai plus rien ils m'abandonnent. Je roule vers Tombouctou la ville aux trois cent trente saints. Je ne verrai jamais Tombouctou aveugle pour toujours. Au bout d'une pierre plate de plusieurs kilomètres j'ai décollé dans le vide je roulais à tombeau ouvert j'ai repris conscience dans les bras de Monsieur Pierre blessé aux yeux aveugle pour toujours. Ce pourri de Monsieur Pierre que je n'ai jamais vu je ne le verrai jamais.

Sören Lavik. - Un visage nu c'est rare même les nus qu'on fournit à un peintre ne sont jamais tout à fait nus. Vous êtes comme un général qui porterait une chemise de nuit sous son treillis. En plein combat le général laisse la chemise de nuit ourlée de dentelles se glisser dans les trous du treillis déchiré et battre au vent comme plein de petits mouchoirs qui réclament la paix.

Lazare. - Méfiez-vous de cet oracle sa bouche pue. Qui es-tu toi ? Toi qui ne dis rien. Tu n'as rien à cracher ?

Abelle. - Je me retiens.

Lazare. - Ne te retiens plus.

Abelle. - Quand ça doit passer ça passe. Ça passe on ne sait comment. Ça passe on ne sait pas comment. Tout d'un coup ça passe. Par avalanche. Tu manges par avalanche voilà ce qu'elle disait Madame Lombardo j'avais été tellement énervée des fois que je mangeais tout. Tout sur la table et sur le fourneau jusqu'à la gamelle du chien alors forcément cette histoire d'avalanche. Tellement bien mise Madame Lombardo avec ses petites bouchées qui glissaient dans son gosier sans même que ses lèvres les touchent ni sa langue. Ça m'écrasait c'est vrai ça me tombait dans le ventre et j'étais lourde comme un monument. Cette nourriture à préparer me foutait en boule des fois le matin. A peine levée je ronchonnais comment faire donc pour leur arranger des plats que je connais pas du tout dans un pays que je connais pas du tout une bouffe à rendre malade avec je ne sais quoi dedans des truffes je disais mais c'est pas des truffes je disais des truffes parce que c'est riche et qu'il faut tout le temps truffer poulet lapin volailles chevreuils sangliers pas truffer farcir ou je ne sais quoi un fricot de saloperies en lamelles en dés en rondelles des oignons à dorer des châtaignes à enrober des fromages à râper des anchois à enrouler ou à beurrer ça se beurre les anchois comme des crevettes les sardines les escargots misère de moi tous ces beurres-là me faisaient perdre la tête. Et apprendre à parler. Tous les jours apprendre à parer dans la bouche des autres toute ma vie. Je leur bourre la goule de nourriture ils me recrachent des mots et je les avale. "On ne dit pas goule ma petite Abelle c'est du patois de basse-bretonne". Pour l'humiliation je sais très bien comment ça marche ça se goupille d'une façon qui ne fait pas un pli au résultat grosse de plein d'humiliations et finalement plate. J'ai grossi pour faire des plis des rêveries et empiler dedans toute cette saleté de mots qui sont de l'or pour moi. Petite mon père le paysan le communiste j'avais promis ça je voulais devenir belle et savante j'avais pas peur d'être grosse de peur un moment à cause des ignorances je pensais à l'Amérique c'est pour tout le monde pour moi aussi. Capable de tout prendre pour devenir et quelqu'un et décidée de traverser tous les pays. Tous ces fricos dans les dindes et les gibiers ça m'a fait mal à cause de ça aussi à cause du remplissage à causse des hémorroïdes et du sang qui coule de ces endroits-là qui fait honte. J'ai grossi pour pas pleurer et pour pas tomber malade. La cause des maladies c'est de se relâcher il disait mon père alors j'ai serré les fesses. Quand j'ai quitté le pays j'étais pas du tout formée encore et complètement simple j'avais pas de connaissance de l'homme un étranger pour moi vraiment simple. Il est mort cet homme que je dis mon homme. Parce que lui j'ai eu de l'approche avec lui vraiment. De l'homme je n'avais rien senti avant. Avant lui. Même là collée contre ce moment-là de l'annonce de la mort de cet homme que j'aimais je me suis avalée les pleurs je me suis retenue jusqu'à... jusqu'à aujourd'hui. Il y en a des liquides dans le corps c'est plein de trous percé et poreux le corps ça m'a toujours mise en colère cette passoire toutes ces humeurs cet air de jus... surtout les saignements hémmoroïdeux comme dit le docteur. Mais aussi ça fait du bien de pleurer ça fait drôlement du bien. Ça passe pas on ne sait pas pourquoi. Ça passe on ne sait pas pourquoi. Par avalanche. Le grand réservoir du ventre c'est une espèce de marmite et Dieu sait ce qui se mélange là-dedans.

Tous sont très émus. La Yorre de Putra prend Abelle dans ses bras. D'abords ils ont ri, puis ils ont été saisis par l'émotion.

Lazare. - Je vous aime bien vous pouvez rester.

La Yorre de Putra. - Pourquoi ici ?

Sören Lavik. - Il y aura cette nuit sur ce jardin une lumière exceptionnelle vous comprenez ?

La Yorre de Putra. - Pas du tout.

Sören Lavik. - Un corps comme le vôtre c'est rare. Pénétrez visitez occupez si le cœur vous en dit.

Ils entrent dans les jardins, sauf Lazare et Loume qui demeurent.

[...]