Couverture du livre Petites comédies rurales

(Texte intégral de « Fissures », pièce courte de Roland Fichet publiée in Petites comédies rurales, Éditions Théâtrales, janvier 1998.)

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Personnages
Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch
Pierre Pidou
Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie


– I –

Dans la Mairie.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Répète ce que tu dis.

Pierre Pidou. – Des fissures dans les arbres.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Quoi des fissures dans les arbres ?
Quel idiot !
Des fissures dans les arbres c’est pas d’aujourd’hui.

Pierre Pidou. – Des fissures dans les arbres
j’y mets l’œil.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Répète ce que tu dis.
Je note ta déposition, Pierre Pidou.
Tu veux que je note ta déposition ?
Attention !
Tu te sens bien ces jours-ci ?
Vont se moquer de toi
attention !

Pierre Pidou. – Des fissures dans les arbres
j’y mets l’œil
je vois des choses graves.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Il voit des choses graves.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Il y a quoi dans les arbres Pierre Pidou ?
Des singes peut-être
des singes qui mangent des bananes.
T’as pas vu, des fois, quelques singes dans les chênes du Bois-Jégu ?
Elle pouffe.

Pierre Pidou. – Des fissures.
Dans les chênes du Bois-Jégu des fissures.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Fais pas le zèbre, Pierre Pidou,
il n’y a pas de fissures dans les arbres,
dans ta tête oui mais pas dans les arbres,
les fissures habituelles
c’est tout.
T’es frappé, mon ami.
Faut venir en Bretagne pour entendre ça !

Pierre Pidou. – J’y mets l’œil
je vois des femmes
des femmes blessées au ventre
des femmes nues et blessées au ventre
qui aboient
elles entrent dans l’eau du lac de Comper en aboyant
elles sont englouties
l’eau du lac…

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – L’eau du lac ?

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Des femmes nues ! ha ha ! Pierre !

Pierre Pidou. – L’eau du lac elle est rouge.
Les femmes aboient, s’enfoncent dans le lac
l’eau rougit.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Tais-toi.
Les ennuis commencent.
Il n’y a pas de fissures dans les arbres Pierre Pidou
tu entends ?
Il ouvre la bouche.
Ta gueule !
Les estivants
— oui les estivants —
les estivants s’affolent à la moindre rumeur
sans les estivants nous sommes sur la paille,
sur la paille sur la paille.
La commune vit des estivants,
tu peux entrer ça dans ta caboche, Pierre Pidou ?
Tu vas affoler les estivants avec tes fissures.
Fini les fissures o.k. ?
Rentre chez toi
les fissures motus o.k. ?
Des femmes nues ha ha ! Pierre !
Tu auras un vélo.
À la kermesse du mois d’août
tu gagneras un vélo
je te garantis que tu gagneras un vélo
allez dégage.

Pierre Pidou s’éloigne.

Faudrait avertir ses parents.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Ils sont trop vieux.

Aline Kieffer quitte aussi les lieux.

Vous avez entendu ? Estivants !
Elle ne dit pas touristes, Aline Kieffer,
la nouvelle conseillère municipale déléguée à l’écologie,
elle dit estivants.
Quelle classe !
C’est une lorraine, qui a fait des études à Paris.

On entend un craquement sinistre.
Le secrétaire de mairie sursaute.

Il me ferait peur avec ses histoires de fissures
cet animal de Pierre Pidou.


— II —

Un an plus tard. Dans la Mairie.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Répète ce que tu dis.

Pierre Pidou. – Des fissures dans les animaux.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Répète !

Pierre Pidou. – …dans les animaux

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – T’as mal nulle part, Pierre Pidou ?
Tu te sens bien, Pierre Pidou ?

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Se laisser aller c’est la pire chose
la pire chose
je me retiens.
Des fissures dans les animaux !
Cher Pierre Pidou, écoute-moi bien :
Tu n’annonces rien de nouveau,
tu n’es le messager d’aucune nouvelle extraordinaire :
tous les êtres vivants sont fissurés, Pierre Pidou,
même toi.
Surtout toi.

Pierre Pidou. – Je les aime.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Qui ?
C’est pas d’aujourd’hui, Pierre Pidou, les fissures dans les animaux,
même les souris…

Pierre Pidou. – Les animaux.
Des fissures dans les animaux
j’y mets l’œil.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Je note ta déposition, Pierre Pidou.
Tu veux que je note ta déposition ?
Attention !
On cause de tout si tu veux
on peut causer de tout
ce qu’on t’a donné
ce qu’on ne t’a pas donné
ce qu’on te donnera
ce qu’on ne te donnera pas
ce qu’on te donnera plus tard
le vélo que tu n’as pas gagné
de tout
mais laisse tomber les fissures.
Dans les animaux maintenant jusqu’où iras-tu Pierre Pidou ?

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Il n’y a pas que toi au monde
moi aussi j’existe.
Moi aussi.
Je suis conseillère municipale, déléguée à l’écologie locale.
Dans quelques semaines conseillère régionale
si Dieu le veut (il le voudra, je m’en occupe)
et les électeurs (je m’en occupe aussi).
Tu ne vas pas tout foutre en l’air, Pierre Pidou.
J’ai rendez-vous avec mon destin, Pierre Pidou.

Pierre Pidou. – J’y mets l’œil
je vois des choses graves.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Il y met l’œil !

Pierre Pidou. – Il voit des choses graves.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Où mets-tu l’œil exactement Pierre Pidou ?
L’an dernier j’ai fait couper tous les arbres du bois Jégu
tous les arbres
pour calmer les estivants
et pour te calmer toi…
Cette année je ne vais quand même pas…
Je suis fagotée comme l’as de pique
c’est le surmenage
le poids des responsabilités !
Tout fout le camp.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Les estivants c’est sensible, Pierre.
Ils s’affolent à la moindre rumeur.
L’an dernier avec tes fissures dans les arbres
on en a bavé
dans un beau pétrin que tu nous as mis
tu ne vas pas recommencer.
La commune vit des estivants
tu peux entrer ça dans ta caboche, Pierre Pidou ?
Tu auras un vélo cette année
je te le garantis.
À la kermesse du mois d’août
tu gagneras un vélo.

Pierre Pidou. – J’y mets l’œil
je vois des femmes
des femmes blessées au ventre
des femmes nues et blessées au ventre
qui aboient
elles entrent dans l’eau du lac de Comper en aboyant
elles sont englouties
l’eau du lac vire au rouge, du bleu ardoise au rouge.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Les ennuis recommencent.
S’il faut tuer tous les animaux
on n’est pas sortis de l’auberge.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Faudrait vérifier.

Aline Kieffer, la conseillère déléguée à l’écologie. – Pas bête, Milig Le Floch, citoyen secrétaire de mairie.
Dis donc, Pierre Pidou, je pourrais moi aussi jeter un coup d’œil dans cette fissure que tu dis
dans une fissure…
Je te laisse choisir l’animal O.K !
Allons faire un petit tour, Pierre Pidou.
Je suis comme Saint-Thomas faut que je touche du doigt.

Ils sortent.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Ce soir je regarde mon chat de près on ne sait jamais.


— III —

Sur le bord du lac trois heures plus tard.
Aline Kieffer, nue, inerte dans la boue. Elle respire.

Pierre Pidou. – M’a poussé
l’ai poussée
m’a claquée
l’ai mise à poil et hop dans le lac !

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Merde merde merde merde oh l’andouille !
Pierre Pidou t’es fêlé.

Pierre Pidou. – Elle aussi.
C’est le mois de juin.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Le mois ne change rien, la preuve il pleut.

Pierre Pidou. – L’eau trouble poisse la gueule
poisse les cheveux mouille l’œil
j’ai rien vu.
Je l’ai regardée j’ai rien vu.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Ce n’est pas du tout comme ça qu’on regarde une femme
mais alors pas du tout, Pierre Pidou.
Répète ce que tu dis.
Tu l’as tripotée ?

Pierre Pidou. – Plongée dans le lac. Plongée et replongée. Moi avec.
Se plaint de quoi ?
Aline Kieffer — mademoiselle Kieffer — a coupé les arbres.
Aline Kieffer — mademoiselle Kieffer — voulait abattre les animaux
se plaint de quoi ?

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – T’as de la malice, quoique t’en dis,
t’as de la malice, Pierre Pidou.

Pierre Pidou. – Toute fermée toute fermée
même les oreilles…
Allez beauté allez beauté faut te réveiller.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Elle gémit. Merci mon Dieu.

Pierre Pidou. – Elle jappe.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Elle bave.

Pierre Pidou. – Hi hi une fille lisse comme une assiette je croyais
mais non
des fissures dans son corps.
Elle exagère elle saigne.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Attention à ce que tu dis.

Pierre Pidou. – J’y mets l’œil
dans le creux.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Malheur !

Pierre Pidou. – Allez beauté allez beauté debout !
Elle exagère elle saigne.
Faut pas y toucher.
N’y touche pas, Milig Le Floch.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Il me ferait peur, l’innocent.

Pierre Pidou. – Elle jappe.
On va attendre la chienne du lac j’ai dit
voulait pas attendre
je l’ai giflée.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Malheur !
Faut pas ébruiter…
Les estivants !
Elle serait pas contente.
Ce n’est pas du tout comme ça qu’on regarde une femme.

Pierre Pidou. – C’est pas une femme c’est une imitation.
J’ai regardé tout
tout fouillé
tout fouillé les creux
tout zieuté — même la fourche ! —
rien vu.
Y a rien dedans.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Tu ne tournes pas dans le bon sens, Pierre Pidou.
T’as de la malice quoique t’en dis
t’as de la malice, Pierre Pidou.
Elle bouge.

Pierre Pidou. – Y a rien dedans.
Touche pas. Elle s’ouvre. Regarde.
Pauv tite fille te plains de quoi ?
se plaint de quoi la tite fille ?
hein tite fille de quoi te plains ?
je sais moi de quoi
pauv tite pomme
tite louloute
tu aboies tu vois
faut écouter Pierre Pidou
l’est pas fou Pierre Pidou.
Va s’occuper de toi Pierre Pidou.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Aide-moi, on va l’emmener chez elle.

Pierre Pidou. – Touche pas, Milig Le Floch.
L’est fragile mademoiselle Kieffer.

Pierre Pidou prend Aline Kieffer dans ses bras, la porte seul.

Mon vélo je l’aurai quand ?

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – Demain.

Pierre Pidou. – Y a rien dedans.

Le secrétaire de mairie, Milig Le Floch. – T’as de la malice quoique t’en dis
t’as de la malice, Pierre Pidou.

Aline Kieffer jappe légèrement.